Écoles franco-arabes, arabisants noirs et récupération politique de l’arabe en Afrique de l’Ouest

Langue du Coran et outil de savoir, l’arabe a une histoire riche en Afrique de l’Ouest. Dia Daouda Moussa met en lumière le rôle oublié des arabisants noirs et des écoles franco-arabes dans sa diffusion, avant leur marginalisation par les politiques postcoloniales. Une réflexion qui questionne l’instrumentalisation identitaire de cette langue au détriment de son héritage universaliste.

Dia Daouda Moussa

5/23/20253 min read

L’arabe a occupé une place particulière dans l’histoire intellectuelle et religieuse de l’Afrique de l’Ouest. Langue du Coran et du droit musulman, il fut introduit et diffusé par des savants africains dès le Moyen Âge, notamment dans les aires soninké, peule, Wolofs et mauresque. À l’époque coloniale, la France, confrontée à la forte résistance religieuse de l’islam, choisit une stratégie ambivalente : contenir l’islam politique tout en encadrant l’enseignement religieux. C’est dans ce cadre qu’émergent les écoles franco-arabes, qui formeront des arabisants noirs devenus acteurs majeurs de la diffusion de l’arabe… avant que leur rôle ne soit effacé ou récupéré par les régimes postcoloniaux, notamment celui de la Mauritanie.

I. La genèse des écoles franco-arabes : encadrement colonial et intégration religieuse

1. Des structures hybrides : entre islam et administration coloniale

L’émergence des écoles franco-arabes résulte d’un compromis : les autorités coloniales cherchent à former une élite musulmane loyaliste, capable de contenir les foyers soufis et les mouvements messianiques anticoloniaux (comme le mahdisme). Des écoles comme celles de Saint-Louis ou de Kaolack furent créées pour cela dès la fin du XIXe siècle.

On y enseignait à la fois le français et les rudiments de l’arabe et du fiqh (droit musulman).

Ces écoles formaient des cadis, des secrétaires musulmans, des interprètes judiciaires et des auxiliaires administratifs.

2. L’arabe comme vecteur d’autorité religieuse… sous surveillance

L’arabe enseigné n’était pas celui des penseurs critiques ou des oulémas autonomes. Il était codifié, orienté vers la production de musulmans « dociles », insérés dans le dispositif colonial.

II. Le rôle central des arabisants noirs dans la sous-région

1. Une élite intellectuelle bilingue

Contrairement à l’image stéréotypée d’un arabe porté uniquement par les Maures ou les Arabes « ethniques », l’arabisation dans la région fut en grande partie assurée par des érudits noirs : Peuls, Soninkés, Wolofs, Haalpulaar’en.

Parmi eux, on peut citer :

Les diplômés de Zitouna (Tunis), Al-Azhar (Égypte) ou encore de la médersa de Saint-Louis.

Des figures comme Cheikh Moussa Camara (Fuuta Tooro), Al-Hadj Malick Sy (Tivaouane), ou encore des maîtres peuls de Boghé et Kaédi.

Ils ont introduit l’arabe dans les foyers africains, formé des générations d’élèves dans les écoles coraniques, traduit des textes en langues locales, et développé un lexique islamique dans le vocabulaire africain.

2. Des porteurs de projets d’islamisation non-ethnicisée

Ces arabisants noirs véhiculaient une conception inclusive et universelle de l’islam. Pour eux, l’arabe n’était ni une langue d’identité raciale ni un outil de domination. C’était la langue du savoir, de la foi et de la réforme morale.

Ils ont été les vecteurs d’un arabe africain, sans complexe ni aliénation identitaire.

III. La récupération et la dénaturation politique de la question arabe en Mauritanie

1. De l’héritage commun à l’appropriation ethnique

Après l’indépendance de la Mauritanie (1960), l’arabe devient instrumental. Le régime naissant cherche à asseoir sa légitimité sur un fondement arabo-islamique exclusif, niant l’apport négro-africain à la culture islamique et à l’arabisation.

L’arabe est proclamé langue nationale, puis langue officielle unique, au détriment du français et des langues africaines.

Les arabisants noirs, pourtant moteurs historiques de la diffusion de l’arabe, sont marginalisés ou étiquetés comme « complices de la francophonie ».

Les diplômés de Zitouna ou Al-Azhar d’ethnie noire sont écartés des postes religieux et administratifs au profit d’arabisants maures.

2. L’arabe comme langue de domination raciale

La politique d’arabisation devient un levier de domination ethno-nationale. Les écoles franco-arabes sont nationalisées, mais sous contrôle exclusif des élites maures. L’arabe y est enseigné comme langue d’identité arabe, et non comme vecteur universel de savoir.

Les enseignants noirs arabisants sont évincés ou affectés à des postes subalternes.

Le système scolaire reproduit une stratification raciale : arabophones maures au sommet, francophones noirs en bas, et arabisants noirs sans reconnaissance.

IV. Les conséquences : effacement, division et crise éducative

1. Effacement d’une mémoire intellectuelle noire

L’histoire des arabisants noirs, pourtant pilier de la diffusion de l’arabe en Afrique de l’Ouest, est gommée des récits nationaux.

Le discours officiel mauritanien présente l’arabe comme un héritage ethnique des Maures, niant toute contribution négro-africaine.

2. Division des communautés musulmanes

Cette manipulation crée une fracture durable :

Entre musulmans arabophones et musulmans francophones ou en langues locales.

Entre conception universaliste et conception racialiste de l’islam.

3. Crise de légitimité des politiques d’arabisation

L’arabisation imposée par l’État devient synonyme d’exclusion. Au lieu de renforcer la cohésion nationale, elle alimente le ressentiment, fragilise l’école publique et compromet la construction d’un vivre-ensemble plurilingue.

L’histoire des écoles franco-arabes et des arabisants noirs révèle un pan occulté de l’édifice linguistique ouest-africain. Ce sont ces acteurs oubliés qui ont préparé le terrain à la présence durable de l’arabe dans la région, bien avant que les régimes postcoloniaux ne tentent de le racialiser à des fins politiques. La Mauritanie postcoloniale, en récupérant cette langue comme étendard identitaire, a trahi l’esprit universaliste de ces pionniers et saboté un précieux outil de convergence religieuse et culturelle. Revenir à cette histoire, la reconnaître et la réhabiliter est une condition nécessaire à toute refondation inclusive de la nation.

Daouda Dia Moussa